LE BLOGLE BACKSTAGE

dimanche 10 août 2014

Sant'Antimo



Et non m’ancide, Amore, et non mi sferra
Amour ne me tue pas et ne m’ôte pas mes fers
(Francesco Petrarque [1304-1370], Canzionere, 1470)


Éloi l’avait emmenée en Toscane, le pays où l’on peut entendre la pierre crier. Vingt-cinq ans de différence d’âge, les conventions et le qu’en-dira-t-on avaient eu raison d’eux. Ce fut leur unique voyage avant qu’elle referme la parenthèse. 

Paul a entrebâillé les persiennes, laissant entrer un jeu d’ombres et de rais de lumière. L’après-midi est brûlant, un vent chaud s’est levé et tout le monde espère la pluie. Dehors, un concert strident de souffrances : même les cigales n’en peuvent plus de chaleur. 

Ils se sont dévêtus et allongés sur le lit. Les draps en fil blanc, épais, comme granuleux et surtout presque frais. Une sensation de répit sur la peau qui ne durera pas. 
- Une petite sieste, ma chérie, voilà ce qu’il nous faut…
Et il s’est endormi. Il ronflote doucement. Dans la pénombre, la peau de son visage luit de moiteur. 
Laure ne le trouve pas beau et se demande si c’est ça ne plus aimer. 

Depuis la veille, ils ont eu des échanges un peu vifs. Elle lui reproche un enthousiasme puéril. Tout est toujours magnifique, Sienne enchanteresse, San Gimignano idyllique, Florence somptueuse, Volterra parfaite, Lucques délicieuse. Il est exaspérant !
- Quelle beauté, ma chérie, quelle splendeur !
Incapable de faire un pas sans un de ses guides touristiques. 
- Écoute ma chérie, Sienne a été fondée par Aschius et Senus qui étaient les fils de Remus… 
Est-il obligé de lire à haute voix ? Comprend-il seulement ce qu’il lit ?
Elle voudrait qu’il se taise. Qu’il regarde. Observe. S’imprègne. 
Il l’horripile. 

Depuis le début, ce voyage la contrarie. Il a agi comme souvent sans lui demander ce qu’elle souhaite. 
Elle se souvient de l’enveloppe posée dans l’assiette le soir de son anniversaire. De la brochure chromo "Itinéraire en Toscane". De son sourire satisfait.
- Tu es surprise ma chérie ?
Elle l’avait ensuite entendu au téléphone avec sa sœur.
- … cadeau de Laure… cet été on va faire la Toscane !
Faire la Toscane ! L’expression la révulse. 

Elle ne voulait pas y retourner. Ne voulait plus de ces éblouissements solaires. Cette lumière dorée sur les oliviers, les ombres immenses et déformées des cyprès, les brumes d’ocre dans des vallons perdus. 


Tout était révolu. Enfoui. Dante et sa Divine Comédie, le Décaméron de Boccacio. Même ce sonnet de Pétrarque qu’Eloi lui déclamait, ce dernier vers… 
- Et non m’ancide, Amore, et non mi sferra
Une main sur le cœur, par cœur, les yeux dans ses yeux.
- Je suis Pétrarque, tu es ma Laure…
Avant de rire en grands éclats sonores. 
- … ou plutôt un poète trop vieux pour sa Laure enivré de chianti…!

Ce jour-là, ils avaient fui les ruelles de la citadelle de Montalcino, envahies de festivaliers bruyants et mal élevés. 
Il la pressait de le suivre. 
-… laisse-moi te conduire au paradis… 
Et elle s’était laissée guider par lui. 
Ils étaient redescendus dans la vallée et avaient pris une chambre chez l’habitant à la sortie de Castelnuovo dell Abatte. 
Tous les deux étaient affamés, assoiffés. Impatients. 
Ils s’étaient dévêtus et allongés sur le lit. Les draps en fil blanc, épais, comme granuleux et surtout presque frais. Le répit viendrait ensuite. 
- …sieste crapuleuse… 
-…sieste amoureuse… 
Qui avait dit quoi ? Elle ne se souvenait pas. 

Par la fenêtre grande ouverte, ils avaient entendu la cloche. Son tintement régulier, presque monotone, résonnait comme un appel. 
- Les cloches de Sant’Antimo… 
La pluie avait commencé à tomber, forte et puissante, éclaboussant le battant, et avec elle un parfum de terre mouillée et chaude était entré dans la chambre. 

Ils étaient restés quelques jours à Castelnuovo et il l’avait emmenée à Sant’Antimo. 
Ce n’était pas le paradis. Ni l’enfer ni le purgatoire. Loin de la Divine Comédie. Une simple abbaye ceinte de murs blonds où vivaient une poignée d’hommes effacés du monde. 
Quand les chants grégoriens s’étaient tus, que les robes blanches s’étaient évanouies, ils étaient restés seuls dans le cri silencieux de la pierre. Eloi avait pris ses mains dans les siennes. Récité comme une prière.

- Et non m’ancide, Amore, et non mi sferra

Son visage illuminé, un rayon de soleil transperçait le vitrail. 
- Laure, ma Laure, je sais que tu vas me quitter… 
Elle avait fermé les yeux. Il était le premier homme. 
- Quand tu seras partie, c’est ici que je terminerai de t’aimer… 
Eloi avait compris qu’elle n’irait pas plus loin.


A la rentrée suivante, toute l’université ne parlait que de ça : la démission brutale d’un professeur émérite de l’université. La chaire de Lettres anciennes laissée vacante. Et pour Dieu sait quoi… Une vie de reclus dans un monastère italien, quelque part en Toscane.

Laure aussi avait changé de voie, quitté la faculté de Lettres pour un BTS d’action commerciale. Au bureau des élèves, elle avait rencontré Paul. Seize ans déjà. 

La main de Paul vient de s’accrocher à elle. Tiède et humide, désagréable sur sa peau. 

Délicatement, Laure la repose sur le drap de fil. Il n’y est pour rien après tout – il fait encore tellement chaud – mais elle n’ira pas plus loin. C’est ici qu’elle termine de l’aimer. 


© Fabienne Boidot-Forget

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