LE BLOGLE BACKSTAGE

mardi 14 avril 2015

L'attente

Automat, Edward Hopper, 1927

20 décembre 2013, 19 h 30

Maylis a jeté son manteau sur le canapé de velours vieux rose, posé son sac à main à côté et depuis près d’une heure, elle attend devant l’écran de son ordinateur, guettant la petite enveloppe orange qui, quand elle s’affichera, fera battre son cœur plus vite.
Elle espère que Hopper lui écrira ce soir. Depuis dimanche, il n’a rien envoyé. Elle sait qu’il aime la faire attendre.
- Le désir se nourrit de l’attente.
Elle se demande depuis combien de temps elle ne fait plus qu’attendre.



6 mois plus tôt

Tout commence le 8 juillet avec le sms d’Enzo reçu dans le métro alors qu’elle rentre chez eux. Cinq ans de vie commune, d’une petite routine confortable gommés d’un seul coup d’un seul par un message composé de trois mots, un sms unique en son genre.
« Je te quitte »
Et quand elle ouvre la porte de leur appartement, elle comprend qu’Enzo est bel et bien parti. Il était là le matin. Il n’y est plus le soir. Il a tout emporté. Même son caleçon et sa chemise sales de la veille. C’est comme s’il n’avait jamais existé.

Pendant quelque temps, elle vit au milieu des étagères abandonnées. Les cintres continuent à se balancer dans le vide et, elle, Maylis, ne dit rien à personne. Elle n’enlève même pas le nom d’Enzo de la boîte à lettres.

Un dimanche de septembre, sa grande sœur Lou découvre le pot aux roses. De passage dans le quartier, elle monte sans prévenir au cinquième étage sans ascenseur. Quand elle sonne, Maylis, qui n’attend personne, croit un instant au retour d’Enzo. Mais la vue d’une Lou rouge et essoufflée tue sur le champ son dernier espoir.
A ce moment précis, Maylis s’effondre enfin et se met à pleurer.
Lou, atterrée, hurle
- Salaud d’Enzo… Je vais aller lui dire deux mots, il va m’entendre, tu peux me croire !
Mais Maylis pleure de plus belle, alors elle s’en prend à elle.
- Tu n’es qu’une idiote sans cervelle qui n’a jamais su s’y prendre avec lui… Avec lui comme avec les autres !
Elle serre dans ses bras sa petite sœur qu’elle aime tant. Elle ne supporte pas de la voir souffrir.

Quelques jours plus tard, Lou revient avec Charlie, son meilleur ami.
- Bon, on oublie tout.
Et pose sur la table une bouteille de champagne, un gâteau bleu lagon façon cupcake, un appareil photo.
- Regarde-moi et souris… oui celle-là devrait être pas mal. C’est ton meilleur profil !
Toute la soirée, Lou mitraille Maylis sous toutes ses coutures.
- Mais qu’est-ce que tu fabriques à la fin ?
Lou sourit à Charlie, tout en regardant son appareil.
- Je crois que c’est bon, on a la matière…
- Comment ça, la matière, quelle matière ?
Maylis les regarde, un peu interloquée.
- Allume ton ordinateur, tu vas voir d’ici peu, tu nous remercieras. Ta vie va changer.
- Ton mot de passe ?
- Mais pourquoi...
- Allez Lou, ton mot de passe ?
- Enzo2010
Sa voix n’est qu’un chuchotement. Lou a l’impression de voir les larmes monter dans les yeux de sa sœur.
- Tu vas me changer ça… On est bientôt en 2014, et Enzo n’existe plus !
- Lou …
- Non seulement il n’existe plus mais tu vas recommencer à vivre…

Lou tape l’adresse dans le navigateur et la page d’accueil s’affiche.
2lonelyhearts, deux cœurs entrelacés, et en dessous la phrase « Vous ne serez plus jamais seul ».
Maylis écarquille les yeux.
- Tu es complètement folle… Hors de question…
- Tu choisis quoi comme pseudo ?
- Un site de rencontres et puis quoi encore… il n’y a que des déglingués là dedans.
Lou pense très fort que justement elle y trouvera chaussure à son pied. Le pense mais…
- Pas du tout ! Ma collègue de travail a rencontré son fiancé, le frère de Suzie y a trouvé sa copine et ils se marient cet été.
- Lis : les belles histoires s’écrivent partout…
- C’est impossible, arrête ça tout de suite…
- Non, Maylis, toi, tu arrêtes ! Et puis au moins, pendant ce temps, tu penseras à autre chose…
- Alors ce pseudo ?
Lou et Charlie se mettent en quatre pour qu’elle retrouve le goût de vivre. Alors si elle peut leur faire plaisir. Un petit plaisir qui ne l’engage à rien.
- Je ne sais pas moi, Fleur de mai…
Après tout elle est née le 26 mai en pleine saison des fleurs.
Alors, après avoir coché la case « je recherche un homme », Lou inscrit dans la case pseudo : Fleur de mai.

Pseudo : Fleur de mai
Age : 32 ans
Type : brune, yeux verts
Taille : 1 m 75
Silhouette : sportive
Statut : célibataire
sans enfants
Principal trait de caractère : ultra sensible
Profession : conseillère d’orientation
En quelques mots, vous êtes…
Après une rupture, je cherche à remonter la pente parce que je n’y arrive plus
Vos soirées
Seule ou avec ma grande sœur et son meilleur ami qui bientôt n’arriveront plus à me supporter.
Vos loisirs
Cloîtrée chez moi, avec de préférence n’importe quelle série télé pourrie pourvu qu’elle m’empêche de penser…
- Non Maylis, tu dois jouer le jeu. Tu es ici pour plaire et pour séduire. Alors fonce, bon sang…
Alors, parce qu’elle aime sa sœur et son ami, parce qu’elle sent qu’elle ne peut plus continuer ainsi, Maylis, pseudo Fleur de mai, accepte de jouer le jeu et d’entrer dans la danse.
En quelques mots, vous êtes…
Jeune et jolie femme insouciante, heureuse de vivre, souhaite belle rencontre pour partager petits et grands moments de l’existence
Elle complète sa fiche jusqu’au bout et, avant de fermer sa session, change son mot de passe. Fleur de mai, nouveau mot de passe, nouvelle existence.


Désormais quand elle rentre chez elle après le travail, Maylis organise sa soirée devant son écran.
Elle n’est toujours pas revenue de l’avalanche de messages reçus dès ses premières connections. De tous ces hommes désireux d’entrer en contact avec elle.
Elle y passe tout son temps libre. Elle ne fait plus que ça. Elle les passe en revue. Leur répond. Creuse un peu.
Didier, 37 ans, agriculteur dans les Pyrénées, ne supporte plus sa solitude et la supplie de l’épouser.
Maxime, 41 ans, avocat. Habite à l’autre bout de la France. Adepte de l’amour TGV. Chacun chez soi, surtout.
Laurent manifestement beaucoup trop vieux pour elle mais toujours tellement charmant … Il lui écrit des poèmes, de longs messages tendres. Alors après tout pourquoi pas ?
Grégoire, romantique de 35 ans, vit encore chez maman.
Etienne, en plein divorce, 3 enfants. Sensibilité à fleur de peau. Un écorché qui n’aime plus sa femme mais ne supporte pas qu’elle le quitte.
Marc ne veut surtout pas s’engager mais aimerait bien quand même se marier. Un jour qui sait.
Xavier, de nature infidèle, cherche une maîtresse. C’est lui qui fixe les règles du jeu. A prendre ou à laisser.
Sans oublier ceux qui rejoignent bien vite les indésirables : Roger qui trouve si pratique d’habiter pas loin de chez elle, juste derrière l’Intermarché, vous devez connaître, Karim qui cherche un appart, Rémi fétichiste des hôtels, Tony qui ne supporte pas les femmes en pantalon, Sylvain en quête de l’unique femme de sa vie, la première, la dernière parce ce que quand on aime, c’est pour la vie.
Elle papillonne de profil en profil. Classe. Range. S’arrange.

Derrière son clavier, elle séduit. S’affirme, s’affranchit. Elle s’amuse.
Elle a enlevé le nom d’Enzo de la boîte à lettres. Etalé ses affaires sur les étagères vides.

C’est dans cet état d’esprit qu’un soir Edward Hopper l’aborde. Il est déjà tard et elle s’apprête à quitter 2lonelyhearts lorsqu’elle reçoit ce message.
- J’aime votre sourire.
Son œil est accroché par l’étrangeté du pseudonyme, Edward Hopper.
- Un peintre étonnant.
Le peintre de l’attente. Du réalisme. De l’observation.
- Tu connais ? Tu me fais plaisir…
Il l’a tutoyée tout de suite. Et comme aucne photo ne figure sur son profil, elle pose la question.
- Je viens de m’inscrire.
- Mais que fais Edward Hopper ici ?
- J’attends… et toi jolie fleur de mai ?
- J’attends le prince charmant.
- Pfffff… il y a belle lurette que je ne veux plus rêver au pays des fées.
Féru de musique. Passionné de cinéma. Il affiche un détachement parfois cynique.
- Je ne crois plus en grand-chose.
Il provoque.
- Je n’ai besoin de personne pour avancer.
Mais il la fait rire souvent. Traque ses fautes d’orthographe. Les virgules mal placées. Elle soigne son style. Elle s’applique. Derrière chaque mot met un sens.
- Je te questionnerais bien sur tes attentes. Tu es très réservée…
Comme lui qui parle si peu de lui. De ce qu’il y a eu avant. Avant quoi d’abord ? Elle n’a pas la présomption de dire avant elle.
Elle sait juste qu’il a un fils.
Elle attend ses messages. De plus en plus. Elle se sent bien auprès de lui. Avec Hopper, elle s’accorde une grande liberté de parole. Il lui fait découvrir le goût de la liberté.
Un jour elle lui demande de se décrire.
- Un homme normal.
Elle est sûre qu’il est beau.
- Ça existe donc un homme (ou une femme) normal(e) ?
Il ne répond pas.
Par intermittence, il disparaît.
Alors elle l’attend, s’ennuie avec les autres. Les Marc, Didier, Laurent, Grégoire, Xavier qui s’invitent chez elle. Sur son écran d’ordinateur.
L’amour et la séduction semblent si faciles ici.

Un soir, elle accepte de prendre un verre avec le Maxime avocat adepte de l’amour TGV. Il est de passage à Tours. Il lui donne rendez-vous dans un bar très bruyant. Elle a beaucoup de mal à le reconnaître et découvre que les photos sont parfois trompeuses. Les apparences aussi : curieusement le brillant homme de loi a oublié son portefeuille à l’hôtel et elle doit régler la coupe de champagne qu’il lui a imposée et les trois whiskys qu’il a engloutis.

Le lendemain, la petite enveloppe de Hopper réapparaît sans aucune explication. Elle lui raconte sa mésaventure de la veille. Il veut tout savoir. En détail. Est-ce qu’il l’a embrassée ? On dirait qu’il le fait exprès.
- Donne davantage de détails.
L’a-t-il caressée ? Plus elle s’agace, plus il en rajoute.
Est-ce qu’elle a couché avec lui ?
- Mais non.
- Pourquoi pas après tout ? C’est bien pour ça qu’on est là, non ?
En quelque sorte, leur première dispute. Elle se demande s’il ne serait pas un peu jaloux.

Elle envoie un message.
- J’aimerais te rencontrer.
- Ne t’inquiète pas Maylis, ça va arriver bientôt…
Elle bute sur le bientôt
- Bientôt ne veut rien dire.
Il connaît d’elle son prénom, son visage. Mais elle, que sait-elle de lui ?
Il se réfugie dans sa phrase fétiche.
- Le désir se nourrit de l’attente.
Et elle dans le fait qu’il est certainement beau.
Mais parfois elle a l’impression qu’il joue au chat et à la souris.
- Je ne suis pas forcément le type d’homme que goûtent les femmes.
Un sale type ? Il virevolte autour d’elle mais...
- Je ne veux pas que tu te brûles les ailes.

Elle prend ses distances et accepte l’invitation de Laurent qui a l’air si charmant.
Samedi midi.
- J’ai repéré un petit restaurant à mi-chemin…
106 km et 17 ans d’écart, ça fait beaucoup mais pourquoi pas après tout ? Elle se convainc d’y aller. Il lui a donné son 06. Il semble très impatient.
- J’ai hâte de te voir en vrai. Ta photo est si belle.
Quand il la découvre, elle sent ses yeux qui brillent. Les mains qui s’avancent pour la toucher.
- Tu es encore plus jolie…
Il porte une casquette grise, une moustache grise et commande un museau vinaigrette, une tête de veau ravigote. Deux plats qu’elle a en horreur. Elle sent le dégoût monter.
- Tu n’es pas très bavarde.
Il veut lui prendre la main. Elle la retire.
- J’ai envie de t’embrasser.
Il la reprend. Il la serre. Elle a mal.
- Après, on peut aller chez moi…
Elle arrache sa main. Bafouille un truc. Se sauve.
Elle ne veut pas. Elle ne veut pas. Elle ne veut pas.

Quand elle rentre chez elle, Maylis trouve une petite enveloppe orange. Un message de Hopper, enfin.
- J’étais parti à Paris voir son exposition.
Elle ne comprend pas tout de suite.
- L’expo Edward Hopper, au Grand Palais.
Elle aurait bien aimé y aller.
- Grandiose… un monde de dingue mais j’avais réservé depuis longtemps.
- Dommage pour moi.
- J’étais avec mon fils mais j’ai pensé à toi.
C’est la première fois qu’il dit des mots comme ça.
- J’aurais aimé que tu sois là.
Elle se demande si lui aussi il porte une moustache, une casquette grise. Elle écrit.
- Est-ce que tu aimes la tête de veau ?
- J’ai horreur de ça ! Et pire que tout : le museau vinaigrette. Ça me dégoûte.
Elle respire mieux, enfin.

20 décembre 2013, 19 h 35

La petite enveloppe orange vient de clignoter sur l’écran. Le cœur de Maylis, un instant, arrête de battre.
Elle pointe le message d’un coup de souris. Double clic.
Automat, le magnifique tableau d’Edward Hopper – c’est son préféré –, s’affiche en plein écran.
Il a écrit en dessous
- A tout à l’heure, 20 h 45, véranda de la brasserie des Tourelles ?

20 h 40, brasserie des Tourelles

Maylis est assise à la table ronde qui fait face à la porte.
Les lumières de la ville se reflètent dans les vitres de la véranda. Elle a commandé au serveur une tasse de café en prenant bien soin de lui préciser
- … n’oubliez pas la deuxième soucoupe surtout.

Elle sera cette femme seule assise face à sa tasse de café avec deux soucoupes, telles que Hopper les a peintes en 1927. Maylis s’est toujours demandé ce que la femme du tableau attendait dans son décor glacé. Ce qu’elle éprouvait.
Elle le sait maintenant.
Hopper peut venir. Il trouvera tout en ordre.

Il vient de s’asseoir en face d’elle. Il la regarde et lui sourit, prend ses mains entre les siennes. Elles sont douces et légères. Elles ne lui feront pas mal. Maylis ne s’est pas trompée : Hopper est beau. Et ne porte ni casquette ni moustache grise.


© Fabienne Boidot-Forget, 
Pithiviers, 11 décembre 2014

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